La question des disciples paraît surprenante dans le passage de l’Evangile de ce dimanche. Question surprenante parce que le Christ vient d’annoncer sa Passion, et ce pour la deuxième fois. Il y en aura une troisième. Alors que le Christ continue sa prédication itinérante en Galilée et dans les environs, il les prévient de ce qui l’attend. Ce ne sera pas le succès, ni la gloire humaine. Ce sera l’échec, la mort infâme, avant la résurrection. Mais ils ne comprennent rien, et n’osent même pas l’interroger.
A bien entendre, l’annonce de la Passion n’a rien de confortable pour des auditeurs habitués au succès : les miracles, les foules, les enseignements, la restauration d’une nature humaine blessée et meurtrie. Rien de confortable, et pourtant, voilà les apôtres en train de se disputer en route sur la question de savoir qui est le plus grand. Sont-ils déjà en train de se dépouiller l’héritage ? Sont-ils déjà en train de se répartir les postes importants du Royaume des Cieux ? Pour nous la réponse semble claire : ils n’ont rien compris, malgré le témoignage du Christ, et celui des Ecritures dont le livre de la Sagesse entendu en 1ère lecture.
La réponse cinglante du Christ laisse entrevoir qu’il y a 2 logiques qui s’opposent, et entre lesquelles il faudra choisir :
La logique du plus grand… C’est la logique contemporaine de l’Evangile, mais elle traverse les siècles et reste plus que jamais d’actualité. C’est la logique du plus fort, à l’œuvre dès les cours de récréation. C’est la logique du plus grand, du plus enviable, selon tous les critères possibles : celui des biens matériels et de l’argent ; celui des talents humains ; celui de la place dans l’entreprise ou dans la société, et quelque fois dans l’Eglise. Cette logique est le moteur de tant et tant d’ambitions, d’orgueil, de jalousie, de convoitise. C’est ce qui nous fait regarder notre voisin ou nos propres frères et sœurs en se comparant et en se jalousant. C’est ce qui nous fait regarder les petits avec dédain et avec mépris. C’est la logique du leader, du winner, du gagnant, de la promotion de soi, de la survie pour vivre dans la jungle de l’existence. On joue des coudes, on se pousse en remontant toute la file d’une manière ou d’une autre. Bref, c’est la logique du moi, moi, moi. La logique du plus grand à laquelle les Apôtres eux-mêmes n’échappent pas. C’est presque réconfortant de les voir pétris de cette humanité qui nous constitue. C’est même un gage d’authenticité des Evangiles qui n’ont pas occulté ce défaut majeur de ceux qui vont être les témoins du Ressuscité après la Pentecôte.
Et la logique du petit… A cette logique du grand, Jésus oppose la logique du petit. Il faut imaginer la scène. Les voici assis, entre adultes. Et Jésus fait approcher un petit, un enfant, qu’il prend dans ses bras pour l’embrasser et le donner en exemple. Le voici le plus grand : c’est le plus petit. L’enfant, c'est-à-dire celui qui ne parle pas. Celui qui ne se regarde pas. Celui qui est dépendant d’autrui, qui est fragile et vulnérable, celui pour lequel on tremble. Celui qui reste confiant et abandonné entre les mains de son père, de sa mère.
Les petits de l’Evangile, Jésus les connaît trop bien. Ces malades, ces possédés, ces pécheurs, ces prostitués, tous ceux qui sont satellisés par cette fragilité et cette pauvreté dont il fera une Béatitude : heureux les pauvres de cœur, le Royaume des Cieux est à eux. Ils sont des noms et des visages : Bartimée sur la route de Jérico Marie de Magadala, Matthieu de Capharnaüm, le fils de la veuve de Naim qu’il ressucitera… et tant d’autres pour lesquels il s’arrête saisi de compassion pour les consoler et les relever.
Ces petits de l’Evangile, il les connaît d’autant plus de l’intérieur, qu’il est lui le petit. Le plus grand qui se révèle être le petit, c’est bien lui. Lui qui s’abaisse dans l’incarnation, et dans sa Passion volontaire ; Lui qui est confiant des mains du Père entre lesquelles il s’abandonne. Lui qui est dépouillé, vulnérable, au point de devenir le Très Bas comme dit Christian Bobin. L’annonce de la Passion, de cet abaissement, de cette communion avace tous les petits est une claque supplémentaire infligée à la logique du plus grand, que les apôtres continuent à entretenir entre eux. Cette logique du plus grand les empêche de comprendre le chemin du Christ vers Jérusalem, vers sa Pâque.
Cette logique du plus grand nous entrave également. Elle nous entrave dans toutes les situations humaines que nous vivons, dans nos familles, nos fratries, dans nos quartiers, dans notre société. Elle nous entrave dans nos communautés, même dans nos paroisses. Elle nous entrave dans notre vie quotidienne où nos écrans nous renvoient en permanence cette logique comme seul mode de vie.
Nos sociétés sont construites sur le principe de la force. Nos communautés, nos groupes humains, sont quelque fois construites sur le modèle de la force, du pouvoir, de l’apparence, de la réussite, de la violence. Elles laissent sur le carreau beaucoup de monde, ceux qui marchent moins vite, ceux qui sont plus faibles, ceux qui ne parlent pas,… Un abbé cistercien, dom André Louf, dit que Dieu nous a choisis en raison de notre faiblesse, de notre petitesse, de notre vulnérabilité, quelles qu’elle soient.
Dans la foi, il nous faut admettre que non seulement il y a une place pour toutes ces fragilités, qu’il s’agit de les accueillir comme Dieu les accueillent, mais qu’elles deviennent constitutifs de nos relations fraternelles, qu’elles fondent notre vie commune. C’est vrai dans un couple. C’est vrai dans une communauté religieuse. C’est vrai dans une paroisse. Dom Louf ajoute : « dans la communauté chrétienne, ce sont toujours les plus faibles qui sont au cœur et au centre. Et cela donne à la communauté chrétienne un aspect très particulier, une atmosphère propre, qui tranche fortement sur la dynamique de tout autre groupe humain, non résolument évangélique ».