L'article est bel et bien tiré du site de l'hebdomadaire Marianne.
Notre une du samedi 02 janvier « le pape qui garda le silence face à Hitler », qui traitait de la possible béatification de Pie XII, a fait réagir. Y compris parmi nos chroniqueurs réguliers. Parmi eux, Roland Hureaux estime que, face à la Shoah, Pie XII a agi en homme responsable plutôt qu'en donneur de leçons.
Selon une thèse devenue désormais classique, Max Weber distingue l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction. L’homme de conviction est soucieux de témoigner de ce qu’il croit juste, même si cela le prive de moyens d’action , voire a des effets pratiques négatifs. L’homme de responsabilité s’efforce de calculer dans chaque circonstance les effets positifs et négatifs de ce qu’il dit et fait et mesure ses propos en fonction de cela.
Devant ce dilemme, il est évident que, depuis toujours, les chefs de l’Eglise catholique se situent du côté de l’éthique de la responsabilité. Parce que, contrairement à ce que pourraient laisser penser certains, les bons chrétiens ne sont pas des adolescents attardés, et parce que l’Eglise catholique a des responsabilités effectives : entre 1939 et 1945, celle de millions de catholiques mais aussi de centaines de milliers de juifs réfugiés dans les institutions (1) !
Il y a une immaturité inouïe à imaginer que le pape aurait pu prendre la parole à tort et à travers sans se préoccuper d’abord de cette responsabilité. C’est toute la différence avec un Bernard -Henri Levy ou d’autres intellectuels médiatiques qui peuvent, à Sarajevo ou à Tbilissi, faire des proclamations destinées à passer dans l’histoire (y passeront-elles ? c’est une autre affaire) sans se préoccuper de leurs effets.
C’est aussi plus largement la différence entre la morale classique, issue d’Aristote et des stoïciens, fondée sur l’objectivité et une morale existentialiste fondée sur la subjectivité, où le bien consiste à rechercher en chaque circonstance la posture « moralement correcte », à sculpter, de pose en pose, la statue sublime de quelqu’un qui aura toujours été du bon côté.
Ces évidences posées, il est clair que ce qu’il convient de faire dans le cadre de l’éthique de la responsabilité est affaire de circonstances. Rien ne permet de dire que, par rapport à telle situation, le pape aurait pu, en étant moins « prudent », améliorer la balance bien/mal. Il faut une présomption singulière à ceux qui n’ont pas vécu les mêmes événements, ni jamais exercé des responsabilités analogues, pour porter des jugements péremptoires à ce sujet.
Dans cette logique, il est aussi choquant d’entendre certains catholiques dire que le procès en béatification est une question interne à l’Eglise, une affaire de sacristie en quelque sorte, qui ne concernerait que les vertus privées du pape, sans considération de son rôle historique. Nul doute que si l’ «avocat du diable » (une fonction officielle dans la procédure en cours !) arrive à prouver que dans telle ou telle circonstance le comportement du pape a eu des effets négatifs sur les juifs ou sur d’autres, il ne saurait être canonisé.
Comme le dit Serge Klarsfeld (2), une prise de parole solennelle lors de la rafle des juifs de Rome aurait « sûrement amélioré la propre réputation de Pie XII aujourd’hui. » Mais quel criminel aurait-il été s’il avait, pour forger son image devant l’histoire ou même préserver l’honneur de l’institution, sacrifié la vie ne serait-ce que d’un des milliers d’enfants juifs réfugiés dans les jardins de Castel Gondolfo et de multiples couvents !
On dit qu’une parole plus nette du pape aurait au moins pu faire entrer les catholiques dans la résistance. Tiens donc ! Les officiers catholiques allemands auraient compris que leur devoir était d’assassiner Hitler. Pie XII n’ayant rien dit, ils n’y ont pas pensé !
Comment peut-on dire aussi que le pape n’a rien dit contre le nazisme alors qu’il avait été le sherpa qui rédigea de bout en bout l’encyclique Mit brennender sorge (1937).
Il fut, dit-on, obsédé par l’anticommunisme. Parole légère s’il en est ! Oublie-t-on qu’entre août 1939 et juin 1941, Hitler et Staline sont alliés, un plan d’extermination des prêtres et des élites polonaises est à l’œuvre et des centaines de milliers de catholiques polonais assassinés. Pas de protestation mémorable non plus. Pourquoi ? Je ne sais.
On reproche assez à l’Eglise ses interdits, ses censures, ses condamnations souvent bruyantes et si impopulaires mais elles ne visent généralement que les siens avec le but et donc l’espoir de les réformer.
Rien de tel en la circonstance ; comme tous les papes, Pie XII croyait au diable et, de propos privés qu’il a tenus, il semble qu’il ait considéré Hitler comme un possédé. Nonce en Allemagne sous la République de Weimar (3), il ne se faisait en tous cas aucune illusion sur le personnage et savait mieux que quiconque l’abîme du mal auquel l’Europe était alors confrontée. Il savait que, face à la « Bête immonde », rien ne sert de chercher à l’attendrir, il faut en priorité limiter les dégâts en n’attisant pas sa fureur.
De fait, le vrai mystère de Pie XII n’est pas tant son comportement pendant la guerre que la lecture qui en est faite soixante ans après. Comment ce pape qui fit de son vivant l’objet d’éloges unanimes du monde juif (Ben Gourion, Golda Meir, Albert Einstein, Léo Kubowitski, secrétaire du Congrès juif mondial, le gand rabbin de Rome etc) et non juif, peut être aujourd’hui ainsi vilipendé ?
Le basculement s’est fait avec la pièce « Le Vicaire » (1963), œuvre littéraire et non historique due à un personnage douteux, proche des milieux négationnistes. Il coïncide surtout avec l’émergence de la génération d’après-guerre dont l’irresponsabilité en tant de domaines avait besoin d’un paravent idéologique : identifier, dans la ligne de l’Ecole de Francfort et au rebours du vécu des contemporains, nazisme et tradition en fut une des clefs de voûte.
Mais quelque archéologie qu’on en fasse (au sens de Michel Foucault), la lecture rétrospective du comportement de Pie XII n’en demeure pas moins un mystère. « Bienheureux êtes vous si l’on vous insulte, si l’on vous calomnie de toutes manières à cause de moi ». (Mt 5, 11). Ceux qui font de Pie XII un « bienheureux » ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.
2) Le Point, 24/12/2009
3) C’est à cette époque qu’il fut photographié à la sortie d’une réception, des militaires allemands lui rendant les honneurs. Comme ils portent déjà l’uniforme des soldats nazis, l’usage pas toujours innocent de cette photo prête à confusion.