"Le diner de Babette", nouvelle de Karen Blixen, pourrait rejoindre les lectures de ce dimanche pour qui accepte d'y voir l'irruption de la grâce dans l'ordinaire d'une vie. L'irruption se fait au cours d'un repas, où douze convives (tiens, tiens) sont rassasiés par un festin où la servante (tiens, tiens) a tout donné (tiens, tiens). Le discours du général viendra déchirer le voile sur ce que les convives et peut-être même lecteur n'ont pas encore vu de la grâce. C'est que la grâce ne pose pas de condition...
Alors, le général comprit que le moment était venu de faire un discours. Il se leva très droit dans son bel uniforme.. Nul autre parmi les convives ne s’était levé pour faire un discours. Les vieux membres de la communauté ouvrirent tout grands leurs yeux, dans une joyeuse attente. Ils s’étaient accoutumés à voir des marins et des vagabonds ivres morts par l’effet de la grossière eau-de-vie du pays, mais ils ne reconnurent pas chez le brillant soldat, qui fréquentait les cours princières les traces de l’ivresse due au plus noble vin de ce monde. “ La clémence et la foi se sont rencontrées mes amis! dit le général; la justice et la grâce s’embrassent. ” Il s’exprimait d’une voix forte, entraînée sur les champs de manoeuvres, et qui avait éveillé d’harmonieux échos dans des salons royaux. Cependant, il s’entendait parler d’une façon nouvelle pour lui, et si étrangement émouvante, qu’il dut faire une pause après la première phrase, car il avait l’habitude de préparer ses discours avec soin, conscient du but qu’il se proposait. Ici, au milieu de la simple congrégation du pasteur, il semblait que le personnage du général et sa poitrine constellée de décorations ne servaient que d’agents de transmission à un message. A un message de la plus haute importance. “ L’homme, mes amis, poursuivit le général est fragile et manque de bon sens. On nous a dit à tous que la grâce se trouve dans tout l’univers. Mais notre sottise humaine et nos connaissances bornées nous font croire que la grâce divine a des limites, et c’est pourquoi nous tremblons. ” Jusqu’à présent, le général n’avait jamais reconnu qu’il pût trembler, et il fut sincèrement surpris, voire choqué, en entendant sa propre voix déclarer le fait.“ Nous tremblons avant d’avoir fait notre choix dans la vie, et après, quand ce choix est fait, nous tremblons encore, de peur d’avoir mal choisi. Mais l’heure arrive où nos yeux s’ouvrent et nous voyons alors que la grâce n’a pas de bornes.La grâce, mes amis ne nous demande rien: il nous faut seulement l’attendre avec confiance et la recevoir avec gratitude. La grâce, mes frères, ne nous impose pas de conditions et ne distingue en nous rien de particulier; elle nous annonce une amnistie générale. Et, voyez, ce que nous avons choisi nous est donné, et ce que nous avons refusé nous est accordé en même temps. En vérité, ce que nous avons rejeté nous est déversé en abondance. Car la clémence et la foi se sont rencontrées, la justice et la grâce ont échangé un baiser. ”
Karen Blixen, le diner de Babette
En prime, l'interprétation par l'auteur elle-même :